Le Village Andalou : chapitre 18

Publié le 29 Décembre 2006


XVIII

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                Juanito sentit une petite masse tiède renifler sa main avec curiosité. Il réprima une exclamation, et ramena son bras sous la couverture mitée qui le protégeait à peine de l'humidité du baraquement. Le rongeur détala sans bruit dans l'obscurité. Sur le matelas voisin, Aurelio, un gosse d'à peine dix sept ans bien qu'il prétendît en avoir cinq ou six de plus, se grattait le bas ventre énergiquement et, Juanito se demanda un instant s'il ne préférait pas davantage la compagnie des rats à celle des morpions. Le gamin avait accepté qu'on lui tondît le crâne pour le débarrasser de ses hôtes indésirables mais, s'était farouchement opposé à soumettre son pubis à la tondeuse du coiffeur du camp. Juanito se tourna vers la cloison, incapable de retrouver le sommeil qui l'avait abandonné. Des images imbriquées les unes dans les autres saturaient sa mémoire. Le temps s'était arrêté pour lui, deux mois auparavant, au poste frontière du Boulou submergé par une marée humaine que la douane française ne parvenait plus à endiguer. Une foule hagarde et hétéroclite, débordant des Pyrénées, s'écoulait en flots ininterrompus vers la France pour fuir les forces nationalistes dans une pagaille d'armée en déroute. La plupart des valides, chargés de paquets, de valises, de baluchons où ils avaient entassé dans l'urgence de la débâcle leurs biens les plus chers, avançaient à pied, les blessés les plus gravement atteints étaient transportés sur des brancards bricolés à la hâte, les autres, devaient se contenter de l'épaule compatissante d'un proche ou de béquilles improvisées, sur lesquelles ils progressaient, le visage convulsé par l'effort et la fatigue. Parmi les civils, on distinguait l'uniforme des soldats de l'armée républicaine. Eux, n'emportaient rien à part leur maigre paquetage et leur fusil que les autorités françaises leur confisquaient avant de passer la frontière. Juanito vit son fusil rejoindre un tas d'armes qui grossissait au fur et à mesure : on venait de lui ôter la dernière chose qui lui restait encore. Encadrés par un cordon de gendarmerie, on les conduisit sur la plage. Beaucoup pleuraient, presque tous cherchaient un proche, qui un mari, qui un fils ou une sœur. Une vieille femme grelottant de fièvre, assise sur un siège pliant en toile, se cramponnait au chandelier en argent qu'elle tenait serré contre son coeur  en marmonnant un nom que personne ne comprenait. Ils passèrent là leur première nuit, sous des tentes montées à la hâte ou, sur le sable blond que le soleil hivernal n'avait pu encore réchauffer pour leur offrir une couche plus décente.

                Juanito ne savait même pas si son frère Francisco était encore vivant. Les dernières nouvelles qu'il avait eues de lui remontaient à sa sortie de l'hôpital plus de six mois auparavant. Francisco avait été sérieusement blessé  sur tout le côté droit par des éclats de mitraille qui remonteraient tout au long de sa vie en vilains furoncles douloureux. Il pensa à sa mère, à son père, à la petite école de Regüelo et le nœud qui lui obstruait la poitrine se rompit noyant ses yeux d'une onde apaisante.

                Plus tard, quand la France, dépassée par l'ampleur de l'événement, se fut un peu organisée, on les parqua comme des bestiaux dans des camps de réfugiés aménagés de la Méditerranée à l'Atlantique sans aucun souci d'hygiène ni de confort. A Argelès ils étaient plus de cinquante mille, la Retirada, avait nivelé par le bas toutes les différences sociales et intellectuelles, ils n'étaient plus que de pauvres ères dont l'horizon se déchirait aux barbelés acérés du camp. Les enfants du village venaient les observer de loin avec l'intérêt malsain que l'on porte aux animaux étranges et repoussants que l'on voit parfois dans les foires. Quand il pleuvait trop, l'eau s'engouffrait dans les baraquements, détrempant les matelas et les couvertures posés à même le sol. Il fallait des jours pour tout faire sécher, l'odeur de moisi venait se mêler à celle de leurs corps sales qu'ils ne reconnaissaient plus. Juanito, quant à lui, avait renoncé à succomber aux attraits de la Méditerranée qui berçait leurs nuits de ses clapotis trompeurs. Pour noyer ses puces, il s'était aventuré un soir dans les vagues qui s'étaient révélées si glacées qu'il s'était retrouvé cloué sur sa paillasse pendant huit jours par une crise de rhumatismes aigus.

                Les "agitateurs" avaient été parqués à l'écart, dans une sorte de no man's land où ils ne risqueraient pas d'entraîner à la révolte leurs compagnons de captivité. Les autres, femmes et enfants d'un côté, hommes et garçons de plus de quatorze ans d'un autre, cohabitaient dans l'indifférence générale car, la France avait bien d'autres soucis et tous ces espagnols qui venaient de passer trois années dans la tourmente d'une guerre fratricide allaient le découvrir bientôt.

L'humiliation de la défaite eut raison de bien d'entre eux, la dépression, comme les puces et les morpions, transforma leurs nuits en cauchemar qui les confinait parfois aux portes de la folie. L'absence d'eau potable amena la dysenterie qui finit de tuer les plus faibles sans distinction d'âge ni de sexe.             

 

Il faut croire pourtant que la vie est la plus forte car, passées les premières semaines d'abattement, dans tous les camps, elle reprit ses droits. Des journaux, souvent entièrement rédigés à la main par les réfugiés, se mirent à circuler, plus ou moins sous le manteau, afin d'échapper à la censure des autorités françaises qui frappait déjà durement leur courrier personnel. Ils émanaient de groupes divers dont le point commun était de ne pas faire sombrer dans le silence et l'oubli leurs idéaux déchus. Les enseignants se remirent à donner des cours, les coiffeurs coupaient et recoupaient les cheveux. On s'échangeait de menus services ou de plus grands contre une cigarette, un petit os sculpté, un sourire ou une tape dans le dos.

 

Pour qui se prélasse aujourd'hui sur ces rivages ensoleillés plus rien ne paraît de cette tragédie qui jeta près d'un demi million d'espagnols dans le dénuement le plus complet. L'aoûtien moyen se plait à rêver d'une vie entière à lézarder sur ces lieux où tant d'autres sont venus mourir et, la belle touriste madrilène, comble du paradoxe, creuse de ses seins nus la soie mouvante du sable où Juanito versa ses premières larmes d'adulte.   

 
 
 

v                               

 
 
               

- Agen, Agen, deux minutes d'arrêt. Correspondance à destination de Cahors, quai B voie deux, correspondance à destination de Villeneuve Sur Lot dans la cour de la gare…

Le reste du message se perdit dans la confusion générale et, Juanito descendit du train bondé et se laissa ballotter par une foule de voyageurs cosmopolites jusqu'au hall d'entrée. Il repéra parmi eux quelques espagnols aisément reconnaissables à leur air emprunté et un peu perdu. Ils semblaient aller moins vite que les autres, cherchant des indices familiers qu'ils ne retrouvaient pas. Les quelques soldats allemands qui traînaient sur les quais avaient l'air aussi paumés qu'eux, la guerre les avait tous arrachés à leur patrie pour les jeter pêle-mêle dans cette gare lot et garonnaise où ils n'avaient rien à faire.  Autour de lui on s'interpellait, on s'exclamait dans la joie des retrouvailles ou des départs : "Comme tu as grandi… Tu as bien ton laissez-passer au moins ?... Surtout prends soin de toi…".    

 Cette langue atone ne finissait pas de le surprendre, le français n'avait pas de musique, le français était facétieux et rebelle. Contrairement à l'espagnol, dont chaque lettre se prononçait et n'avait qu'un seul et même son, quelque soit son emplacement dans un mot, en français le même son pouvait être le résultat d'une multitude de combinaisons alphabétiques ce qui en rendait l'orthographe particulièrement difficile et incongrue. Juanito maîtrisait maintenant très correctement la langue écrite et, seuls quelques hispanismes caractéristiques traduisaient chez ses lecteurs potentiels ses origines étrangères. A l'oral, c'était une autre paire de manche, et il remarquait très vite chez ses interlocuteurs et non sans une pointe d'agacement, un petit sourire amusé et complaisant voire un peu méprisant quand il s'essayait à la pratique de la langue de Molière. Impossible pour lui de prononcer un e muet autrement que [e], un "u", [y] mais plutôt quelque chose proche du son [i], le [z] de "je", "d'Agen", ressemblait comme deux gouttes d'eau à notre semi-voyelle [j] comme dans "yeux" et toutes les nasales  lui tendaient à chaque phrase un piège où il ne manquait jamais de tomber. Il se jura de corriger tous ces défauts qui suscitaient le dédain suspicieux d'autochtones, bien souvent plus ignares que lui, dans les plus brefs délais ou alors, de se taire à tout jamais ! A la fin de sa vie il parlait français avec un très léger accent, juste ce qu'il fallait pour ne pas se renier, butait encore et seulement sur le mot "cageot" qui resta "cayot", à la grande joie de ses enfants et petits-enfants qui s'obstinaient quand même à le corriger rien que pour le voir hausser les épaules et l'entendre leur dire avec un petit soupir exaspéré : " Quand vous parlerez et écrirez le français aussi bien que moi vous pourrez vous permettre de me donner des leçons et vous moquer de moi !". Sa plus grande fierté, ou sa plus grande humiliation, il n'aurait su le dire, lui fut administrée à la fin des années soixante-dix par une commerçante de la Costa Brava qui béate d'admiration lui déclara sans sourciller : "Vous parlez admirablement bien l'espagnol, si ce n'était votre léger accent français, on jurerait que vous êtes né chez nous !!".

Dans la cour de la gare, trois autobus bleu délavé, toutes soutes ouvertes, attendaient sagement leurs passagers pendant que les chauffeurs, silencieusement assis sur un rebord de trottoir, grillaient leurs Gauloises maïs qui répandaient une affreuse odeur âcre de tabac bon marché. Juanito fit le tour des trois véhicules pour tenter de découvrir, en vain, leur destination respective. A contrecœur, il s'approcha des trois hommes.

- Pardon, messieurs, auriez-vous l'obligeance de m'indiquer l'autobus "avec destination" à Villeneuve/Sur/Lot ?

                - C'est celui du milieu - lui répondit un des chauffeurs – si vous avez de la nourriture, laissez-là dans la soute, il est défendu de manger dans le car.

Sans plus s'intéresser à lui, les chauffeurs reprirent leur conversation mourante avec plus d'enthousiasme. Juanito comprit que son intervention n'était pas étrangère à ce regain d'animation et il essaya, mine de rien, d'en saisir quelques bribes.

                - Macarel ! Si ça fait pas pitié ces pauvres bougres qui nous sont arrivés de là-bas. Faut en avoir du courage quand on a tout perdu de continuer à vivre.

                - Y'en a toute une kyrielle qui est arrivée à Monflanquin, c'est mon père qui me l'a dit. Pour vrai qu'ils font pitié à voir. Des braves gens tu sais et bosseurs avec ça. Ça renâcle même pas à faire les corvées les plus dures et sans jamais se plaindre.

                Manquerait plus que ça ! – s'exclama le troisième en se débarrassant de son mégot d'une chiquenaude – on les a accueillis chez nous, la moindre des choses c'est quand même qu'ils travaillent un peu pour nous !

Les deux autres lui jetèrent un regard affligé, soufflés par le peu de compassion que semblait éprouver leur collègue qui reprenait déjà :

                - Et puis on m'a dit que certains complotaient déjà contre notre gouvernement, y'a des "cocos" parmi eux, tu vas voir qu'ils vont finir par nous foutre la merde en France. C'est sûr qu'avec Franco ils feraient moins les malins.

Il ponctua ses propos d'un geste des doigts éloquent sous sa gorge et explosa d'un rire liquide de gros fumeur. Juanito qui n'en avait pas perdu une miette, haussa les épaules d'exaspération et grimpa dans le car pour ne plus l'entendre. Le monstre fasciste avait encore de longs jours devant lui.

 

                Un paysage verdoyant et tout en courbes douces défilait sous ses yeux. Une légère brume de chaleur noyait les contours lointains des collines au-delà desquelles, lui avait dit son frère Francisco, on apercevait par temps clair les cimes enneigées des Pyrénées. Stendhal avait écrit quelque part que le Lot et Garonne ressemblait à la Toscane, Juanito n'irait sans doute jamais en Italie mais il se dit que ça n'avait aucune importance puisque une bonne partie était la sœur jumelle de l'Espagne et qu'il allait vivre désormais en Lot et Garonne.

                - Vous voyez – lui dit le chauffeur comme s'il avait lu dans ses pensées – d'ici, quand on voit les Pyrénées c'est signe de mauvais temps. Faudrait bien un peu de pluie pourtant, déjà que la récolte de prunes ne s'annonce pas terrible.

Les hasards de la vie sont pleins de petits signes ténus auxquels on se raccroche comme pour justifier sa présence en des lieux où on n'aurait jamais dû être. Juanito avait abandonné une région dont la première richesse économique, et à peu près la seule, était la culture des oliviers, pour atterrir dans une autre, non moins célèbre, pour celle des pruniers d'ente. Jaén, capitale de l'olive, Agen, capitale du pruneau. C'est aussi avec délice qu'il découvrit entre autres signes annonciateurs de bons présages, que, prononcés à l'espagnole comme à la française, chacun des deux noms est l'anagramme parfaite de l'autre.

                - Nous ne sommes plus très loin de Villeneuve. Y'a quelqu'un qui vous attend là-bas ? reprit le chauffeur avec ce délicieux accent qui court du Lot et Garonne à Toulouse et réchauffe notre langue de rayons chantants.

                - Oui, mon frère cadet, souffla Juanito, ça fait plus de deux ans que je ne l'ai pas vu.

Son cœur s'étrangla dans sa poitrine. Le chauffeur, par pudeur, détourna son regard pour se concentrer sur les tournants serrés qui descendaient vers Villeneuve.

                L'autobus s'immobilisa sur une petite place inondée de soleil. La plupart des voyageurs étaient déjà debout depuis un moment et finissaient de récupérer leurs bagages dans les filets tendus au-dessus de leur tête. Francisco était là, il était la première personne que Juanito avait vue parmi toutes les autres, il le regardait avec adoration, incapable de s'arracher à son siège. Il pesait des tonnes d'absence et d'exil, il ne voulait plus jamais aller nulle part, il ne voulait plus jamais partir.

Dehors, Francisco s'agitait de ne pas le voir encore, il se dressait sur la pointe des pieds, trébuchant sur les bagages que vomissait la soute sur le bitume brûlant. Juanito descendit les deux marches et s'avança en titubant vers son frère. Ils s'étreignirent farouchement, longtemps, ravalant les mots, ravalant les larmes, hoquetant de bonheur sous le regard attendri des badauds.

 
 
 

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                - Pédale, putain ! Mais pédale ! – hurla Francisco suffoquant de rire – tu vas encore te casser la figure !

Juanito rectifia sa trajectoire vacillante d'un grand coup de pédale rageur et termina fièrement sa course au ras des pieds de son frère qui s'appuya sur le guidon pour ne pas être renversé par son aîné.

                - C'est pas encore ça pour le Tour de France mais au moins tu es opérationnel pour te rendre chez ton patron.

                - Le Tour de France, c'est quoi ?

                - Une institution française, la plus grande course cycliste du monde. Mais tu as le temps de t'entraîner, elle fait partie des manifestations interdites par les Allemands.

Juanito mit pied à terre et observa la drôle de machine que son patron avait mise à sa disposition pour se déplacer et il mesura le décalage entre la France et l'Espagne. Les gens utilisaient assez peu les bêtes pour leur déplacement mais cette curieuse petite machine qui ne réclamait aucun soin particulier à part quelques gouttes d'huile de temps en temps et un ou deux coups de pompe à vélo. Il en avait bien sûr vu quelques unes en Espagne mais elles n'étaient pas très adaptées aux caprices de le topographie et n'avaient encore guère de succès. Il y avait ici, malgré la pénurie de carburant, beaucoup plus de voitures particulières en circulation ou de deux roues à moteur. Le confort aussi de leur petit appartement de la Rue Tout y Croit ne cessait de susciter son étonnement, il suffisait juste de tourner le robinet pour que l'eau jaillisse ou un interrupteur pour que la lumière soit. Il était presque heureux, il avait retrouvé son frère, il côtoyait régulièrement les membres de la communauté espagnole très importante à Villeneuve, militait à l'UGT et, surtout, il avait un travail qui lui avait enfin permis de quitter le camp d'Argelès et de rejoindre Francisco.

                Le premier jour, le Père Ginestet, lui avait tendu une faux :

                - Tu sais t'en servir ? - lui avait-il demandé – ça peut-être dangereux.

                - Bien sûr, avait rétorqué Juanito bien trop fier pour affirmer le contraire, ce qui était pourtant le cas !

Au bout de trois heures il n'avait pas fauché le dixième de l'herbe qui s'étalait avec insolence à ses pieds. Une herbe haute et grasse qui restait obstinément rebelle à ses coups de faux maladroits. Le Père Ginestet piqua une crise mémorable en constatant que son nouveau garçon de ferme, à ce rythme là, n'aurait pas atteint le bout du champ avant la fin de l'été qui commençait à peine.

                - Mais qu'est-ce qui m'a foutu un empoté pareil ! Passe-moi cette faux que je te montre.

D'un geste ample et précis, le Père Ginestet fit voler une grande brassée d'herbe sous les yeux médusés de Juanito.

                - A toi maintenant et grouille-toi, putain !

A quatorze heures, le ventre vide, Juanito avait à peine progressé, le fil de l'outil présentait des lésions suspectes et ne coupait plus du tout. Tout penaud, il remonta jusqu'à la ferme pour faire affûter la lame ce qui provoqua une autre quinte de son malheureux patron qui se demanda avec quoi bon sang les espagnols pouvaient bien couper leur herbe !

A la fin de la journée enfin, Juanito termina son champ, il maniait la faux comme un chef et alors même que tout le monde utilisait une tondeuse à gazon, il se fit un point d'honneur jusqu'à un âge avancé à n'utiliser que cet outil pour couper l'herbe de son jardin.

 
 
 

v                               

 
 
                Mes très chers frères,
 

                Nous avons bien reçu votre dernière lettre et nous nous réjouissons de savoir que vous êtes en bonne santé et que Juanito se remet enfin de sa vilaine fracture à la jambe. Maman est au désespoir de le savoir depuis si longtemps à l'hôpital et elle dit que ce chirurgien est un mauvais homme de l'avoir si mal soigné et d'avoir laissé s'infecter la plaie sous le plâtre. Heureusement qu'il ne l'a pas amputé comme il voulait le faire et rendons grâce à Dieu qu'il ne conserve qu'une légère boiterie.

                Ici la situation est pire que jamais et nous avons la tristesse de vous annoncer que papa a été arrêté il y a quelques semaines avec d'autres hommes et femmes du village. Nous restons persuadés qu'ils ont été dénoncés par des gens mal informés qui ne mesurent pas la gravité de leurs actes. J'ai essayé de faire intervenir l'oncle Antonio qui malgré son poste de secrétaire de la Phalange n'en demeure pas moins le frère de notre père, il m'a assuré qu'il ne lui arriverait rien de fâcheux mais qu'il fallait, plus que jamais, que nous mesurions nos paroles et nos prises de position dans les lieux publics et que l'ordre établit par le Généralissime est le seul qui permettra à l'Espagne de retrouver son rang de nation dans le monde. Maman dit qu'elle n'entend rien à toutes ces histoires de politique mais que ces gens sont aussi mauvais que ce chirurgien puisqu'ils n'hésitent pas à amputer des familles entières en laissant des femmes seules et sans ressources pour nourrir leurs enfants. Même la veille Pepa a failli être inquiétée car on la soupçonne d'avoir caché deux militants anarchistes chez elle. Elle a apparemment réussi à fuir à temps mais personne ne sait pas où elle se trouve. Prions Dieu qu'il ne lui soit rien arrivé de fâcheux même si elle a eu tort de faire une chose aussi insensée à son âge.

                J'espère que cette lettre vous parviendra sans encombres car le courrier vers l'étranger est sévèrement censuré. Comme vous nous l'avez demandé, je ne porte sur l'enveloppe aucune mention de notre identité et je l'adresse à votre logeuse. Octavio, le pharmacien,  la postera de Madrid dès demain.

                Nous vous embrassons très fort. Que Dieu vous bénisse. Votre sœur bien-aimée. Carmen.

 

                Juanito reposa tristement la lettre sur la table de leur petite cuisine et se releva prestement sur ses béquilles flambant neuves. Il y avait déjà presque un mois qu'il avait quitté l'hôpital, c'était à peu près ce que la missive de Carmen avait mis pour leur parvenir, miraculeusement rescapée de la censure franquiste, des aléas de la poste espagnole et des vicissitudes de l'Occupation Allemande. Une sombre colère réveilla les démangeaisons de l'urticaire qui s'était réveillé lors de son hospitalisation et qui ne lui laissait, depuis, plus aucun répit. Il fallait bien qu'il fût maudit pour s'être ainsi ramassé la bûche la plus terrible de son existence. Francisco, quant à lui, n'y voyait surtout qu'une manifestation de sa maladresse congénitale.

                - Que veux-tu, un Aceituno c'est maladroit ! Je t'avais bien dit de réparer les freins de ce fichu vélo !

Il y avait pourtant très vite pris goût à ce vélo qui lui permettait de dévaler comme un bolide la descente de la côte de Pujols, chaque jour un peu plus vite, un peu moins sur les freins, puis plus du tout jusqu'à son atterrissage brutal sur le goudron rugueux de la route. Double fracture ouverte du péroné, six mois de plâtre, début de gangrène et le sadisme froid du chirurgien qui soulevait les croûtes de la plaie à vif pour accélérer la cicatrisation. Seule sa connaissance du français lui avait permis de s'opposer à l'amputation que voulait lui faire subir le médecin sous prétexte que tous ces soins allaient coûter bien cher pour rien puisque de toute façon il ne pourrait plus jamais se servir de sa jambe.

                - Quoi de neuf ? Lui lança Francisco qui rentrait de travail.

Pour toute réponse, Juanito lui indiqua du menton la lettre de Carmen abandonnée encore ouverte sur la table.

                - Fils de pute ! - siffla Francisco entre ses dents – tu as une idée de qui a pu faire ça ?

                - Des gens qui imposent leur idéologie comme on fait rentrer un clou dans le fer d'un cheval je suppose !

 
 
 

v                               

 
               

                Jusqu'à la fin de la guerre, Juanito, en qualité d'assistant, put donner des cours d'espagnol au Lycée de Villeneuve mais, le retour à la vie normale dans la Fonction Publique, l'écarta définitivement de l'enseignement. Il rentra comme secrétaire comptable dans un petit commerce de bonneterie en gros, passa son permis de conduire et commença à faire un peu de représentation en confection. De fil en aiguille, il acquit d'autres cartes de VRP pour d'autres maisons et finit par gagner très confortablement sa vie. Francisco ne tarda pas à le suivre sur la même voie et ils finirent par se fondre dans la population de ce pays en plein essor économique.

 

                Francisco croqua la vie à pleines dents, oubliant les blessures du passé dans les bras des belles jusqu'à ce que l'une d'elle le cloue pour de bon dans les siens et lui donne trois beaux enfants. Juanito, fidèle à lui-même, sortait peu malgré les exhortations de son frère. Il lisait, écrivait, militait. Une française, plus avisée que les autres lui ravit enfin sa virginité, il eut quelques maîtresses que son excessive pudibonderie dû toutes faire fuir car, à quarante passés il était devenu un célibataire endurci qu'aucun désir de paternité ni de vie conjugale ne venait troubler.

 

                En mille neuf cents cinquante deux, une petite femme toute vêtue de noir, accompagnée de trois de ses grands fils, tous plus beaux les uns que les autres, mit pied sur le sol français pour la première et dernière fois de sa vie. Enfin, au bout de treize ans d'absence elle pouvait serrer ses deux aînés dans ses bras. Elle ne fut autorisée à accomplir ce voyage qu'à la condition expresse que Pedro, son mari, restât au village.

 

                Juanito ne revit jamais son père vivant. Sur une photo du 28 juillet mille neuf cent cinquante six, il porte avec son frère un étroit brassard de deuil sur la manche de son costume de marié.


Rédigé par khassiopee

Publié dans #Le Village Andalou (roman)

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C
C'est émouvant Khassiopée, car j"imagine que là est ta famille. C'est un bel hommage que tu rends à tes anciens, les années 50 ce n'est pas si loin. En 50 naissait mon frère, et en 60 j'avais l'expérience de deux années d'apprentis ajusteur.
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