La fille qui vivait avec des gens qui n'existent pas.
Publié le 1 Octobre 2007
Le Mimbeau, Cap Ferret 2003
"Enfin, déclare Camille d'une voix enjouée, je me demandais ce que tu devenais. J'ai laissé plusieurs messages sur ton répondeur". A l'autre bout de la ligne, elle perçoit à peine la respiration de son amie. "Marion ? Tu es là ?" Demande t-elle un peu décontenancée. Oui, Marion est bien là qui s'excuse d'une voix altérée pour son long silence : "Je ne sais pas si tu comprends mais ça fait un an que Jean nous a quittés…". Elle laisse sa phrase en suspens, ouverte à toutes les interprétations, à tous les sous-entendus et Camille explose : "Et tu penses que c'est une raison suffisante pour oublier les vivants ?". Marion ne répond rien et c'est tant mieux pense Camille qui entend encore dans le silence les râles d'agonie de Jean et sa main qui s'agite dans l'air cherchant vainement à raccrocher son souffle à la brise d'automne qui passe dans la pièce. Oui, Camille comprend, Camille était là alors, elle sait, elle n'a pas oublié. Oui ça fait mal l'absence de l'autre, mort ou vivant mais aux moins les morts, ils ont une excuse s'entend-t-elle murmurer. Le combiné émet un long "bip" plaintif quand elle le repose sur sa base.
Camille n'a pas le temps de s'éloigner que la sonnerie du téléphone retentit. Bercée un instant par l'espoir que c'est Marion qui rappelle elle décroche et approche confiante le récepteur de son oreille. Une voix de synthèse au timbre métallique lui annonce qu'elle vient de recevoir un sms et se met à annoner stupidement. "J'es-père - que- tu vas bien - A – bien - tôt – bi- sous- Chris". Camille ressent un étrange malaise, un sentiment bizarre qu'elle ne parvient pas à définir. "Il y a des mois que je n'ai pas vu Chris, constate Camille calée au fond de son gros fauteuil en cuir fauve, il faudrait que je l'appelle". Elle a très envie d'entendre sa voix. Elle compose le numéro de son amie. Elle n'a pas besoin de le vérifier : elle le connaît pas cœur.
"Le numéro que vous avez demandé n'est pas attribué, veuillez consulter le centre de renseignements. Le numéro que vous avez demande n'est pas attribué …. répète obstinément la machine". "C'est curieux, se dit Camille, que Chris ait suspendu son abonnement téléphonique sans m'avertir". Elle réfléchit un instant et renonce à essayer de la joindre sur son portable qu'elle garde toujours éteint. L'idée s'impose enfin, lumineuse et évidente : elle va lui envoyer un mail, comment n'y a-t-elle pas songé avant ? Depuis plusieurs mois, Chris est inscrite chez Meetic où elle ne désespère pas de rencontrer le grand amour. Elle consulte au moins dix fois par jour sa messagerie où se pressent les missives de prétendants fébriles et impatients. De rendez-vous en rendez-vous ratés, Camille l'a vue se déliter dans un univers sordide où les princes charmants sont souvent des crapauds. Même Louise leur amie commune ne sait pas ce qu'elle devient. Il faut dire que Louise elle n'a pas trop le temps non plus entre son jeune amant, son mari, ses enfants ses petits enfants la chorale et … Camille ne sait plus trop quoi encore, elle a oublié.
Sur l'écran de l'IBM de Camille l'accusé de réception vient de s'ouvrir mais il stipule juste que le message s'est affiché sur l'ordinateur de Chris, pas qu'il a été lu. Camille attend longtemps, très longtemps mais Chris ne répond pas, Chris ne répondra pas, Chris s'est perdue dans le temps qui passe.
Brusquement, Camille essaie de capter son reflet dans la glace en face d'elle mais Camille ne voit rien. Camille sourit, Camille ne s'alarme pas, non, elle se dit que c'est normal quand on vit avec des gens qui n'existent pas.